Carnet d'adresses - Didier Blonde

Publié le par hendiadyn

Carnet d’adresses, Didier Blonde

ou « la cartographie d’un monde parallèle hanté par des fantômes »

 

Publié en 2010 dans la collection l’Un et l’Autre, de Gallimard, Carnet d’adresses de Didier Blonde offre un format intriguant : celui d’une succession de lieux précis issus de roman que le narrateur se propose de visiter, à notre époque, pour mieux en dévoiler les secrets mais également pour mêler étroitement fiction et réalité, puisque les deux concepts ne semblent plus avoir de frontières au fil des pages. Carnet ? Fragments ? Roman ? La question du genre semble ambigüe. Et puisque le carnet d’adresses a toujours un propriétaire, celui-ci se colore peu à peu d’autobiographie, offrant au lecteur à travers ce voyage initiatique dans les marges de la littérature mais aussi dans les coulisses de l’écriture.

Le narrateur-détective 

Chronologie : Le carnet d’adresses s’ouvre, en exergue, sur une citation de Maurice Leblanc, auteur des aventures du célèbre Arsène Lupin. Celle-ci, en seulement deux mots « Lupin, Paris » laisse une trace de lui par la possibilité d’un courrier, d’un lien encore possible par delà le papier et la fin du roman. C’est de ce lien que naît le premier chapitre, ou du moins la première adresse proposée par Didier Blonde (« 95, rue Charles-Laffitte ») : celle d’un entrepôt appartenant à A. Lupin, cité dans Le Bouchon de cristal, et découvert par le narrateur alors qu’il était enfant. Le hasard loge son héros à quelques numéros seulement de chez lui : naît alors un véritable jeu de piste accordant à l’enfant un véritable passeport pour un transfert de l’imaginaire dans le réel. En habitant dans son quartier, l’adresse donne à Lupin « un certificat d’existence » (p13) et en bon prestidigitateur, le héros littéraire gagne le droit de se dissimuler sous le réel, rendant la conviction de l’enfant plus forte encore. « Le vertige que j’ai éprouvé à cet instant  ne s’est jamais effacé de ma mémoire. Etait-ce ma vie brusquement qui basculait dans la fiction, ou l’imaginaire qui s’installait dans la réalité ? Les mondes communiquaient. » (p12)


Au fil des adresses, une démarche d’enquêteur :  Après une introduction quasiment chronologique, sinon génétique, permettant de comprendre ce qui motive le narrateur à entreprendre cette épopée dans Paris à la recherche des fantômes littéraires, celui-ci revient à un temps pratiquement présent. Les chapitres, renvoyant à des adresses célèbres, semblent être des points d’ancrage à l’enquête, assurant à la fois la rupture et la continuité d’une narration qui aurait pû se lire d’un trait, presque comme un roman noir. L’ouvrage à la main, le narrateur reconstitue patiemment les jours défunts des auteurs ou des personnages, il mimera par exemple pas à pas l’itinéraire d’un héros (dans le 33 rue de la Bruyère) interrogera les passants et les habitués des quartiers afin d’expliquer de mystérieuses disparitions de plaque, ou de faire ressurgir d’éventuels et poussiéreux souvenirs quant aux contemporains de certains personnages.  Patiemment, méticuleusement, la narration emmenée par un « je » passionné de lettres entraîne son lecteur dans les passages de Paris, même si suivre son pas s’avère parfois compliqué : si l’on pressent que le narrateur le foisonnement des noms, des chiffres, des personnages, où se mêlent écrivains, cinéastes et autres personnages demande une cartographie littéraire plus que précise pour le lecteur. (on suit Truffaut, Balzac, Flaubert tout comme Rosanette, personnage secondaire de l’Education sentimentale, ou autres compagnes et maîtresses de son écrivain) L’écumage des archives à la Bibliothèque Nationale de France se révèle être le point culminant de cette volonté de retrouver la trace des ces fictions dans le réel (pages 75 et suivantes) avec un vocabulaire policier (« archives » « enquête » « bureau de renseignements » « suspects » « interroger » (p76) plaçant par là-même le lecteur en position de spectateur mais doublement, et selon les points de vue, de complice. En effet, à qui sont adressées les questions rhétoriques ? Au détective, presque monologuant sur son affaire littéraire, ou au lecteur, désireux lui aussi d’en connaître la clé ?

 

Une investigation déchirée entre fiction(s) et réalité(s)

 

Rendez-vous manqués « dans les interstices du réel » : Au fil des pages, le narrateur se rend donc dans ces différents lieux, du moins cherche à en retrouver l’exactitude, l’Histoire ou la fiction en ayant souvent effacé les traces. C’est ainsi que face à une plaque ne correspondant à aucun immeuble et ne révélant rien de son mystère littéraire, le narrateur en déduit que « l’adresse est réelle, c’est la réalité qui est imaginaire » (p69) provoquant de fait un renversement des valeurs. La fiction, et les adresses citées dans celle-ci seraient bien des « rendez-vous » donnés au lecteur pour celui qui aurait la curiosité de s’y rendre, mais où les murs et les rues resteraient souvent muets, notamment dans les adresses contenant des « bis ». Ce détail pourtant anodin à l’encre et plus proche de l’effet de réel que d’un sens précis donné dans l’histoire sont semblent à ces numéros manquants, « les rues en trop » comme les nomment Didier Blonde. Selon lui, « l’exposant mathématique fait bégayer les chiffres (…) » et place «(…) la fiction immobilière dans les interstices du réel, en les dédoublant ». C’est bien un monde parallèle qui s’esquisse ici, protégé de la réalité par un cercle clos, celui des adresses (« lieux hypermnésiques » (p35)) où parfois même plusieurs personnages ont habités à plusieurs siècles d’écart, sans éveiller les soupçons de leurs contemporains …

 

D’autres horizons : Dans le cas inverse, et d’une façon très originale, le narrateur, à partir de ses recherches, cherche à coudre les fils du véritable passé au tissu de la fiction. En voulant réunir les mondes, la page 80 par exemple ressuscite les « passants muets » contemporains de la réalité mais oublié dans le roman, remplacé par un protagoniste célèbre, habitant de fait à leur insu (c'est-à-dire dans le monde littéraire uniquement) entre leurs murs. Didier Blonde écrit à leur propos : « Je les fais vivre dans les sous-entendus du texte, ces grandes marges blanches faites pour rêver, l’entre-deux des phrases. »  De ce fait, le narrateur replace la réalité dans les marges du roman, afin de faire fusionner monde réel et monde littéraire par la seule force de ses recherches et de ces noms sortis de l’anonymat du temps comme du simple « décor ». Le présent immobilier, le seul fait d’habiter à une adresse force, durant ces quelques pages, les voisins d’immeuble à entendre la Vatnaz et Rosanette (de l’Education Sentimentale) se disputer non loin d’eux, et les particuliers à prendre leur place dans les chapitres.

 

Palimpsestes et résurgence du présent : La narration se révèle presque énumérative à certains endroits, et l’émotion est remplacée par le goût du détail et de l’anecdote, ce qui introduit dans ce carnet de façon inattendue, des pointes d’humour et d’ironie. Celles-ci jouent essentiellement sur le décalage et le retour à la conscience d’un présent qui a effacé les traces et éveille la nostalgie de l’auteur  (à condition d’être nous-mêmes des intimes de ces personnages ou auteurs qui sont évoqués, ce que nous ne sommes pas toujours.) Ainsi, la loge du hérisson de Muriel Barbery est remplacée par un magasin branché, la Dame aux Camélias par un fantasme masculin contemporain,  le  rue Christine d’Apollinaire par un institut de beauté. Désacralisation, démystification de ces lieux par la contamination de notre présent semble qu’en renforcer l’idéal que se forge chaque lecteur, mais l’ironie du narrateur dévoile une déception sous-jacente quant à ces lieux, finalement inexistants et pourtant tout de même médiatisés. C’est alors la superposition d’un imaginaire littéraire et d’un présent soulignent une fois encore cette géographie parallèle, en transparence de la vie quotidienne, sans que l’on sache précisément, parfois, laquelle a le plus déteint sur l’autre.

 

Une mathématique de l’écrivain

 

Personnages « pensionnaires » des auteurs : un dernier cas de figure qui termine d’entremêler ces identités et existences ambigües, plus loin que les simples modèles de personnages ou adresses célèbres, est la volonté marquée, selon le narrateur, de loger chez lui ou chez ses proches, ses propres personnages (à l’image de Colette, Perec ou Maurice Blanc lui-même) jusqu’à confondre étroitement les deux figures, leurs visions, leurs souvenirs. Pour l’auteur lui-même, dans l’avant dernier chapitre, il lui a suffit, en plaçant son personnage dans un lieu bien connu, de « « décalquer le décor  et la tristesse des jours (…) » (p104) l’œuvre faisait figure d’un voile transparent sur lequel s’imprimerait les couleurs et les contours de véritables quotidiens, rendus plus réels encore par leur intégration dans la fiction. Peut-être y mèneraient-ils une vie double ? C’est ainsi que Maurice Leblanc donne à A. Lupin son propre numéro de téléphone et prend les messages destinés à son personnages.

 

Ultime trait métalinguistique : C’est avant tout dans ce resserrement entre les deux figures, celui de l’auteur et du personnage, que finit par se dessiner le véritable aboutissement de la quête de l’auteur. Peu à peu, les passages sur l’écrivain lui-même s’allongent, et les derniers chapitres, au lieu de quelques lignes dans les premiers, passent de vérités générales sur l’écriture à une conception personnelle voire intime de la littérature. Où l’émotion avait été quelque peu subtilisée par l’obsession et la fascination des adresses, les derniers chiffres font figure de tombeau, aux deux sens du terme, puisqu’il s’agit de ceux de maisons familières à Didier Blonde. Adresses devenue fantômes, elle aussi, puisque plus habitées, mais toujours réelles, l’auteur persiste à garder cet espace vide pour y loger, à distance, une partie de lui (Louis Makénine, personnage d’un de ses romans, à une adresse similaire à celle de son grand-père défunt) Et plus précisément, rue Charles-Laffitte, là où tout a commencé, il conserve la ligne téléphonique ainsi que la potentialité d’une voix gardienne de ce tombeau avec le répondeur où parle encore, d’ailleurs, l’écho de son passé – montrant ainsi que même si elle ne peut être ni exhaustive ni tout à fait toujours exacte, la quête n’était pas vaine, et que sous chacun des chiffres le hasard n’a pas lieu d’être : un autre monde réside au bout de nos doigts.

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